jeudi 12 février 2009

José Bové en saree

C’est dans les locaux de son association, à Delhi, que nous sommes allés rencontrer Vandana Shiva, physicienne, épistémologue, écologiste, écrivain, docteur en philosophie des sciences et féministe. Nous sommes intimidés, un peu angoissés de rencontrer cette femme politique que l’on surnomme la « José Bové en saree ».

Celle-ci vient à notre rencontre avec un large sourire qui nous rassure immédiatement et nous emmène dans son bureau surchargé de ses livres, de ses récompenses et de ses photos aux côtés de personnages politiques internationaux.


L’interview fut extrêmement intéressante et, une fois n’est pas coutume, notre interviewée s’est contentée de répondre simplement et synthétiquement à nos questions. Nous allons ici essayer de vous faire un compte rendu rapide des grandes idées que Vandana Shiva a voulu nous faire passer. L’interview s’est faite en deux parties. La première sur la politique agraire de l’Inde et notamment sur la révolution verte qui a bouleversé les façons de cultiver en Inde dès 1965 et la seconde sur notre problématique du lien à la terre et sur son importance aux yeux des indiens et de Vandana Shiva.

La révolution verte et la politique agricole de l’Inde

Nos premières questions ont été à propos de la révolution verte, grande révolution agricole qui changea complètement le visage rural de l’Inde.
En 1965, l’Inde connu une sécheresse et donc une récolte moins bonne qu’une année normale. Cela n’entraîna pas de famine, mais une hausse des prix alimentaires dans les villes. Or à cette époque, l’Inde était en pleine révolution industrielle. Les ouvriers, payés avec des salaires insuffisants pour survivre à cette crise, sont repartis dans leurs villages où la nourriture était directement produite par leur famille et donc gratuite. L’Inde s’est alors tournée vers les Etats-Unis leur demandant d’augmenter les exportations de blé et ainsi faire baisser les prix. Ces derniers ont tout simplement refusé à moins que l’agriculture indienne accepte de leur servir de champ expérimental. Les scientifiques américains venaient de mettre au point de nouvelles semences à haut rendement lorsqu’elles sont cultivées avec engrais et pesticides. Le Premier ministre indien de l’époque, Lâl Bahâdur Shâstrî répondit que l’Inde était un grand pays avec des millions de paysans dépendant directement de l’agriculture pour survivre et que par conséquent, elle ne pouvait pas se permettre de faire une telle expérimentation sans garanti de succès. Il n’y eu donc pas de livraison américaine de blé. Quelque temps plus tard, Lâl Bahâdur Shâstrî mourut mystérieusement lors d’une visite en URSS. Ses proches disent qu’il a été empoisonné, mais personne ne sait ce qu’il s’est vraiment passé. Indira Gandhi, qui assura la période de transition, continua à subir les pressions des Etats-Unis d’un côté et de la Banque Mondiale de l’autre (elle-même travaillant sous la direction des Etats-Unis). Pour obliger l’Inde à franchir le pas, celle-ci dévalua la monnaie indienne et conditionna les prêts agricoles aux exploitations utilisant ces nouvelles variétés. Quand un petit agriculteur était rattrapé par les hasards de la vie, un mariage, un toit à refaire ou un buffle à remplacer, il n’avait plus d’autres choix que d’acheter les semences pour obtenir un prêt. Indira Gandhi finit donc par céder et l’agriculture changea peu à peu.

Aujourd’hui, les pressions continuent et se sont même intensifiées. Dans les années 90, les Etats-Unis et la Banque Mondiale sont revenus et ont changé les lois indiennes sur les semences pour autoriser les entreprises comme Monsanto vendent des semences OGM. Ils ont également forcé l’Inde à déréguler le secteur semencier, ce qui signifie qu’aujourd’hui les graines ne sont désormais plus testées par le gouvernement mais par les entreprises elles-mêmes. C’est pourquoi beaucoup d’agriculteurs indiens à qui on a vendu très chers ces semences censées être miracles et en réalité non testées, se sont retrouvés, après une mauvaise récolte, endettés.

Mais les Etats-Unis ne se sont pas arrêtés là. À la demande de sociétés comme Monsanto, ils ont créé un nouvel accord international appelé « the trade-related aspects of intellectual property rights » (Accord sur les aspects des droits de propriété intellectuelle qui touchent au commerce) commandité par l’OMC. Depuis cet accord, il est possible de breveter le vivant. Si des scientifiques introduisent gène utile dans une plante ou s’ils découvrent un gène attribuant un caractère utile à une plante déjà existante, par exemple un gène de résistance à la sècheresse, ils pourront breveter leur découverte. La plante appartiendra alors au laboratoire. Si bien que certains paysans qui utilisaient les mêmes variétés depuis des générations et des générations sont obligés du jour au lendemain de payer « comme des droits d’auteurs » à une grande multinationale pour avoir le droit d’utiliser chaque année leurs propres semences. C’est à cause de ces nouvelles lois qu’il a été possible d’imposer aux agriculteurs indiens des graines brevetées, donc payantes et ainsi enrichir les multinationales agroalimentaires. L’OMC et la Banque Mondiale ont poussé à un monopole injuste de quelques firmes comme Monsanto, si bien que dans les zones de coton BT, les cotonniers n’ont pas d’autre choix que d’acheter la semence Monsanto.

L’Inde avait toujours refusé de voter de telles lois avant d’y être contraint par l’OMC pour protéger ses propres semenciers et ses agriculteurs.
Depuis l’arrivée du coton BT (coton qui produit son propre insecticide), des régions mal adaptées aux exigences des cultures OGM, voient leurs paysans se suicider les uns après les autres en avalant des litres de pesticides.

Mais l’histoire n’est pas finie. Depuis l’entrée de Monsanto dans le pays, les dossiers en justice s’empilaient, parce que bien que l’OMC ait changé les lois sur les semences, elle n’avait pas changé certaines lois environnementales. Or celles-ci, pour protéger l’environnement d’une dissémination non contrôlée des OGM, interdisaient l’utilisation de semences génétiquement modifiées dans les campagnes indiennes. Les Etats-Unis ont donc signé directement un accord avec l’Inde qui lança définitivement le pays dans la seconde révolution verte, la révolution OGM. Il peut paraître étonnant que l’Inde est acceptée aussi facilement d’être à nouveau choisie comme champ expérimental... à moins que le contrat d’alliance nucléaire, signé au même moment, n’ait servi de monnaie d’échange...

D’un point de vue social et environnemental, ces révolutions ont intensifié l’agriculture indienne. Elles ont détruit les forêts qui retenaient l’eau et protégeaient les sols de l’érosion. Elles ont asséché les nappes d’eau souterraines par une surexploitation de celles-ci (il n’y a plus les forêts pour retenir l’eau). Elles ont mécanisé quelques exploitations qui ont pu abaisser leurs coûts de production et donc leurs prix. Les autres, ceux qui travaillent encore à la main, ne peuvent pas s’aligner sur des prix si bas, s’endettent et vendent leur terre à ceux qui ont des machines. On crée alors des paysans sans terre qui partent travailler comme ouvriers agricoles souvent pour le compte des mêmes qui ont racheté leurs terres. En plus de ça, les salaires agricoles sont misérables car la mécanisation a fait diminuer les besoins de main-d’oeuvre. Il y a donc plus de demande que d’offre donc du chômage, des salaires bas et un exil vers les villes ou plutôt vers les bidonvilles.

« Là où la révolution verte est passée, on trouve des gens tristes et endettés, des terres désertiques, et une biodiversité anéantie. »

A l'heure où on écrit ces lignes, de plus en plus de petits propriétaires perdent leurs terres aux profits de nouveaux et toujours plus grands propriétaires qui n’appartiennent même plus aux classes agricoles. Les nouveaux riches qui profitent de la croissance économique sont ses nouveaux propriétaires terriens, mais on trouve aussi des banques américaines et européennes qui spéculent sur le foncier. La plupart de ces terres retirées à l’agriculture sont laissées à l’abandon en attendant que les cours montent, et pendant que 300 000 000 d’indiens souffrent de malnutrition.

Et à ceux qui prétendent que ces techniques sont nécessaires pour nourrir le monde et que nous allons devoir nous servir des OGMs pour subvenir aux besoins d’une population toujours plus nombreuse, Vandana Shiva leur répond d’abord que la révolution verte n’a jamais nourri l’Inde.

Premièrement, elle a augmenté la production de riz et de blé, mais elle a diminué la production de lentilles, détruit la production de légumes et surtout la diversité de l’agriculture indienne. Les terres du Punjab qui faisaient pousser 250 cultures différentes ne font maintenant plus que du blé, du riz et un peu de coton dans le sud-ouest. L’augmentation de production du riz et du blé s’est faite au dépend des autres productions. Si on compare toutes les productions, l’Inde produit moins de nourriture.

Deuxièmement, l’Inde n’avait pas besoin de ces variétés haut rendement et on aurait pu utiliser les espèces rustiques en agriculture biologique. L’augmentation de la production de céréales n’a pas été la conséquence d’un miracle des engrais et des produits chimiques mais tout simplement de la disponibilité de terres. Si on met en culture céréalière plus de terre, il est logique que la production augmente.

Pour ce qui est des cultures génétiquement modifiées, ce n’est pas un gène de meilleur rendement qu’on leur a ajouté mais un gène de résistance à un herbicide ou un gène qui permet à la plante de produire un insecticide. Il n’y a donc aucune amélioration du point de vue de la quantité de nourriture obtenue et même une détérioration de la nourriture qui est de plus en plus polluée par de puissants produits chimiques.

« L’agriculture biologique est en fait le seul moyen de nourrir la planète ».

Cette agriculture biologique devrait être faite de petites exploitations familiales suffisamment petites pour que l’agriculteur puisse s’occuper de sa terre et suffisamment grande pour nourrir ceux qui ont faim. Or aujourd’hui, la plupart des malnutris font partis des ruraux qui représentent 70% de la population indienne. Avec des techniques biologiquement intensives, Vandana Shiva arrive, dans sa ferme, à doubler voir à quintupler les rendements simplement en améliorant la biodiversité de sa faune et de sa flore et en redonnant vie à ses sols. Ces faits ont été reconnus par l’International Assessment of Agricultural Knowledge, Science and Technology for Development (Evaluation internationale des sciences et des technologies agricoles au service du développement) qui a publié un rapport réalisé par 400 scientifiques que lui avait commandité les Nations Unies et la Banque Mondiale et dont voici une des conclusions : assurer de la nourriture pour tous dans le futur ne sera possible que grâce à une agriculture de petites exploitations. Ni la révolution verte, ni les organismes génétiquement modifiés ne peuvent nourrir la planète.

Cette révolution agricole bio implique donc plus de propriétaires et un maintien des agriculteurs à la campagne alors que, comme on l’a dit plus tôt, ceux-ci, accablés par la pauvreté, partent chercher du travail en ville. Payer les agriculteurs à un prix normal est, selon notre écologiste, un moyen infaillible pour maintenir les gens à la campagne et sûrement même pour en faire revenir d’autres. D’après elle, en subventionnant les entreprises agroalimentaires et donc en baissant artificiellement les prix, la mondialisation aurait pris aux paysans indiens 25 milliards de dollars par an depuis que les règles de l’OMC ont été instaurées. Si les paysans sont si pauvres c’est parce qu’ils gagent autant de moins, alors que des entreprises comme Monsanto font des profits faramineux en vendant des semences à 100 fois leur valeur réelle, des pesticides et autres produits chimiques.

Aujourd’hui, les gouvernements du monde sont capables de donner des centaines de milliards de dollars pour renflouer les banques, pourtant c’est l’agriculture biologique qui aurait besoin d’être renflouée afin assurer aux agriculteurs un prix juste et pour permettre aux prochaines générations de retourner à la terre. Pour certains agronomes, ce serait la seule solution pour éradiquer la faim dans la monde.

L’Inde et son rapport mystique à la terre

Il faut, selon notre scientifique, pas plus de 5 ans de pratiques culturales chimiques pour perdre toute connaissance et tout souvenir d’un sol et d’une terre vivante. À travers son association, Navdanya, Vandana Shiva enseigne aux paysans l’agriculture biologique. Pour eux c’est une grande surprise de voir que l’urée est un sel qui, saupoudré sur des vers de terre, les tue, et que sans vers de terre, le sol meurt. Pour eux c’est une surprise d’apprendre à nouveau que la terre est vivante.

Est-ce que les paysans qui ont connu les tracteurs et la simplification chimique seront capables de revenir en arrière ? Selon Vandana Shiva, tout est une question d’éducation, nous avons une société qui considère que travailler avec ses mains est dégradant alors qu’être assis devant un ordinateur toute la journée et gérer des comptes bancaires et de grandes fortunes est gratifiant. C’est pourquoi, ceux qui ont perdu des milliards de dollars dans la crise gagnent des millions de dollars et que ceux qui travaillent la terre à la main ne gagnent même pas de quoi se nourrir correctement. D’après Vandana Shiva, elle-même agricultrice, « il n’y a rien de plus satisfaisant que de travailler la terre, il n’y a rien de plus libre que de travailler la terre, il n’y a rien de plus sain que de travailler la terre ».

« Nous avons besoin d’une autre éducation qui célèbrerait le travail de la terre. Nous avons besoin d’une autre éducation qui enseignerait que c’est une activité passionnante. »

Pour notre écrivain, notre perte de lien à la terre relève d’un tout. Il faut que la société évolue dans son ensemble, qu’elle comprenne qu’acheter quelque chose dans un supermarché n’est pas la destiné de la vie humaine, que d’enfoncer quelqu’un au nom de la compétition ne fait pas partie de notre nature humaine. Coopérer c’est humain, donner c’est humain, partager c’est humain. Nous avons juste laissé cette partie de notre être se faire submerger petit à petit. « Nous devons la réactiver, polir nos âmes et les faire briller à nouveau. »


Finalement, la véritable question qu’on doit se poser, c’est qu’elle est la place de l’homme sur cette terre ? « Il nous faut redéfinir le sens de notre vie sur terre avec une nouvelle idée de nous-même : qui sommes-nous ? » Selon Vandana Shiva, la terre ne nous appartient pas, nous appartenons à la terre. Lorsque nous la polluons, lorsque nous la blessons, lorsque nous la tuons, nous nous autodétruisons. « Pour moi être gentil avec la terre, c’est être gentil avec soi-même et être gentil avec les autres »

Et juste avant de finir, l’agronome qu’elle est, a senti bon de préciser : « Mais nous ne pourrons redécouvrir notre véritable nature humaine qu’à travers la redécouverte de la terre comme une véritablement entité vivante. »

lundi 9 février 2009

Rencontre avec Marc Dufumier

Pour notre film, il nous manquait un spécialiste agronome qui puisse nous dresser un bilan objectif de la situation agricole française et mondiale. Lors d’une conférence intitulée “la crise alimentaire mondiale”, Sophie a pu rencontrer l’intervenant principal, Marc Dufumier. Une semaine plus tard, nous avions rendez-vous dans ses bureaux à Paris. M. Dufumier est un célèbre agronome, enseignant-chercheur à l’ “institut national agronomique de Paris-Grignon (INA PG) ou récemment renommée Agro Paris Tech. Il est spécialiste du secteur “agriculture comparée et développement agricole” et est donc très au fait des problématiques mondiales auxquelles est confrontée l’agriculture. M. Dufumier a plus récemment participé aux Grenelles de l’environnement et fait régulièrement parti des conseillers agricoles du Président de la République. Dès nos premières questions, nous avons pu sentir que nous avions affaire à un homme public, attentif à faire passer son message.

Après avoir mis l'accent sur les dangers que court l'agriculture actuelle : perte de biodiversité, perte des savoirs-faire paysans, perte de diversité culturelle, il a surtout détaillé les mécanismes de marginalisation des sociétés paysannes. En effet, depuis l’après-guerre et l’apparition des techniques modernes dans l’agriculture, les agriculteurs les plus riches investissent progressivement dans du matériel, des intrants et des variétés à haut rendement. Ainsi, ils augmentent leur productivité, font des économies d’échelle et abaissent leurs coûts de production. Ils peuvent ainsi vendre moins cher et en grande quantité. Pour le petit paysan qui travaille encore à la main, il est impossible de s'aligner sur les mêmes prix. C'est ainsi que des millions de paysans s'endettent jusqu’à être obligé de vendre leur terre. Devenus ce que l’on appelle des « paysans sans terre », certains décident de quitter leur campagne pour les bidonvilles, d’autres squattent les forets encore vierges et d’autres tentent la traversée vers l’Europe. Dans ces pays aussi, les migrants créent des conflits qui peuvent dégénérer jusqu'à des guerres que l'on qualifie toujours d'ethniques ou de religieuses sans s'interroger sur la véritable origine du déséquilibre. Ces grandes migrations mondiales de paysans pauvres résultent donc d’une concurrence déloyale entre agriculteurs, un agriculteur de type industriel est jusqu'à 200 fois plus productif qu'un petit agriculteur qui travaille encore à la main. Pourtant, l’un et l’autre sont mis en concurrence sur un même marché mondial. "On leur [petits paysans] dit : vous êtes coureur à pied, essayez de courir derrière un pilote de formule 1" nous explique-t-il. Et comble de l’injustice, ce sont justement les agricultures mécanisées qui perçoivent les subventions agricoles !

Régulièrement au cours de l’interview, il a voulu nous faire passer ce message : « Le premier défi [de l'agriculture française], c'est de redevenir raisonnable ». En effet, nous avons exagérément spécialisé notre agriculture qui se retrouve excédentaire pour certains produits comme le lait, le sucre ou le blé. Nous essayons donc de les refourguer aux pays du Sud à bas prix soit à travers l'aide alimentaire soit à travers les exportations subventionnées. Pour beaucoup, cela est considéré comme un geste altruiste car nous vendons nos denrées à un prix inférieur à leur valeur réelle voir même gratuitement lorsqu’il s’agit d’aide alimentaire. Les populations des villes africaines, asiatiques ou sud américaines bénéficient alors de produits moins chers. Pourtant, en bradant nos productions, nous faisons beaucoup de tort à ces pays. En effet, les producteurs locaux, encore majoritairement non mécanisés, ne peuvent s'aligner sur ces prix artificiellement bas et n'arrivent plus à vendre leur propre production. Or lorsqu’on sait que la grande majorité des malnutris de notre planète sont des ruraux qui dépendent fortement des revenus agricoles, ce n’est pas leur faire un cadeau que de les empêcher de vendre leurs récoltes. C’est une autre manière de créer encore plus de paysans sans terre.

Par « redevenir raisonnable », M. Dufumier voulait aussi parler de nos systèmes agricoles. Que ce soit en élevage ou en grande culture, ces derniers sont très exigeants en énergies fossiles (transport, intrants, machines agricoles) et produisent une nourriture de faible qualité. Pour revenir à une agriculture raisonnable, il faudrait donc par exemple se protéger des importations de protéagineux. Pourquoi acheter du soja transgénique en provenance du Brésil, de l’Argentine ou des Etats-Unis, quand on pourrait nourrir nos propres animaux avec des fourrages de très haute qualité ? On se retrouve avec des régions comme la Bretagne spécialisée en élevage, embarrassée par les déchets animaux riches en nitrate, et des régions comme la Beauce, spécialisée en céréales, déficitaire en nitrate. Là aussi la spécialisation n’est pas raisonnable. Pourquoi ne pas diversifier les productions régionales, associer cultures et élevages et utiliser les déchets animaux pour nourrir les sols de grandes cultures ? Il faudrait rapprocher nos systèmes de productions des potentiels de fertilité de nos terroirs, revenir à une agriculture adaptée à nos écosystèmes. « La seule agriculture qui soit raisonnable, c’est une agriculture agro écologiquement intensive, c’est-à-dire qui fasse une utilisation intensive de l’énergie lumineuse de l’azote de l’air et de toutes les autres ressources naturelles renouvelables et un usage minimum, proche de 0 des ressources périssables », nous persuade-t-il.

Selon, notre spécialiste, la reconversion de notre agriculture vers l’agro écologie intensive devra se faire par une redistribution des aides de la PAC. L’idée est que les agriculteurs soient payés par la vente de leurs produits agricoles et plus par les subventions. On pourrait commencer ce mouvement de reconversion en passant progressivement les cantines des écoles de France au bio. Les agriculteurs, sûrs de pouvoir trouver un marché croissant dans l’avenir, se lanceraient sans trop de risque dans la reconversion.

Cette agriculture serait régie par un cahier des charges mis en place par les consommateurs eux-mêmes, car les clients ne seraient plus les grandes surfaces et les quelques centrales d’achats qui monopolisent actuellement le marché de l’alimentation. Revenu à un marché local, on remettrait donc en contact deux mondes qui ont été trop longtemps séparés : les agriculteurs et les gens qu’ils nourrissent.

Revenir à une agriculture raisonnable nécessite plus d’attention de la part des agriculteurs et donc plus d’agriculteurs. Or aujourd’hui lorsqu’une exploitation disparaît, la plupart du temps, celle-ci est partagée entre les exploitations alentours. La tendance actuelle est toujours à l’agrandissement des quelques exploitations qu’il reste, donc à une mécanisation toujours plus puissante et à une diminution du nombre d’actifs agricoles. Pourtant, en ces temps de crise, l’agriculture pourrait être vu comme une source extraordinaire d’emplois si on facilitait l’accès à la terre de néo-agriculteurs.

D’autant plus que la demande semble être là. Aujourd’hui, 1/3 des gens qui reprennent une exploitation sont des néo-ruraux. Ce sont d’ailleurs eux qui sont souvent les plus écologiques. Étant donné le prix du foncier en France, ils démarrent la plupart du temps de seulement quelques hectares. La seule façon pour eux de vivre de leur métier est donc de valoriser leur production en la vendant bio.

Pour ce qui est des fils d’agriculteurs qui souhaitent passer au bio, la reconversion est souvent très difficile. En effet, les investissements dans le conventionnel sont si importants (tracteurs, bâtiments et autres machines agricoles...) que les agriculteurs sont contraints de s’endetter pendant en moyenne 15 ans pour rembourser leurs prêts. Les jeunes fils d’agriculteurs hésitent donc, et à juste titre, à réinvestir pour se lancer dans le bio.M. Dufumier voudrait remettre l'agriculteur à sa place. Aujourd'hui, les orientations agricoles sont prises par des politiques et des scientifiques coupés des réalités du terrain. Il est temps de renouer le contact entre agriculteurs, scientifiques et politiques. Il est nécessaire de rééduquer les agriculteurs sur ces nouvelles manières de produire que sont le bio ou l’agro écologie. Mais il faut aussi et surtout rééduquer les agronomes qui sont bien souvent eux aussi hyper spécialisés. Or il est nécessaire d’avoir une ouverture d’esprit suffisamment grande pour entamer un dialogue, un échange et un apprentissage réciproque entre experts et agriculteurs.

Car experts et agriculteurs ont plus que jamais autant besoin l’un de l’autre...


Pour ceux qui veulent en savoir plus sur Marc Dufumier, nous avons mis un lien sur notre blog dans la rubrique "Articles à lire" sur un article intitulé "Ce riche savoir-faire des paysans du Sud".